Les systèmes de santé en France (2) : détour par le livre « La casse du siècle »
Voici une seconde série d’extraits du livre « la casse du siècle », après une première série.
Quelle est la logique des politiques menées depuis le milieu des années 2000 ? Tout se passe comme si les pouvoirs publics voulaient favoriser les soins… hospitaliers. D’abord, pour des raisons budgétaires, la Sécurité sociale s’est désengagée du financement des soins courants, qu’elle prend désormais en charge à hauteur de 50 %, contre 90 % pour les soins hospitaliers. Ensuite, malgré de nombreux effets d’annonce, les pouvoirs publics ont fait peu de choses en matière de lutte contre les dépassements d’honoraires, de peur de se mettre à dos les principaux syndicats de médecins libéraux, et la pratique s’est largement banalisée. Le cas des inégalités de répartition des professionnels du soin sur le territoire est comparable : les pouvoirs publics ont maintenu une logique incitative coûteuse et inefficace qui non seulement n’a pas réussi à résorber ces inégalités, mais a en outre accompagné leur aggravation. Les travaux du géographe de la santé Emmanuel Vigneron révèlent à cet égard une préférence française pour les inégalités sociales et territoriales de santé, bien loin du principe d’égalité d’accès aux soins si souvent vanté par les responsables politiques. Faute de trouver des praticiens, généralistes mais surtout spécialistes, financièrement accessibles près de chez eux, les patients habitant les zones rurales ou périurbaines ont donc eu tendance à faire de l’hôpital le lieu des soins de premiers recours. Une enquête récente montre que, si le délai médian d’attente pour obtenir un rendez-vous chez le généraliste est de 2 jours – mais il peut être de 11 jours dans les zones faiblement dotées en praticiens –, il monte à 30 jours en chirurgie dentaire, 50 jours en radiologie, 61 jours en dermatologie et 80 jours en ophtalmologie 47 ! Enfin, loin de favoriser le travail en réseau, l’introduction de la tarification à l’activité des hôpitaux, en 2004, a instauré une concurrence entre tous les acteurs du soin : pour l’hôpital, il s’est agi de siphonner la demande alentour (soins de spécialistes, cliniques, etc.) afin de « faire du chiffre » et de revenir à l’équilibre budgétaire. Si l’on excepte le conflit structurel entre la main droite (les budgétaires) et la main gauche (les services publics) de l’État, cette situation est le résultat de la régulation « en silos » du système de santé. En effet, les pouvoirs publics ont fait de l’hôpital un secteur de gouvernement abstrait de son environnement. Pour l’obliger à se « réformer », ils lui ont appliqué les méthodes de gestion de l’industrie, sans considération pour ce qui se passe en amont et en aval, tout en renforçant la contrainte budgétaire. Résultat de cette hémiplégie, les politiques de « régulation » hospitalière ont multiplié les effets pervers. Nous sommes ici au cœur du réacteur de la « crise » hospitalière : l’hôpital doit prendre en charge de plus en plus de patients, au surplus de plus en plus lourds car vieillissants et souffrant de pathologies chroniques, chassés des autres segments de l’offre de soins, mais avec des moyens humains, matériels et financiers qui ne suivent pas. La productivité a certes beaucoup augmenté mais elle a ses limites, notamment en matière de conditions de travail, de sécurité et de qualité des soins, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Au final, le slogan du « virage ambulatoire » sert aussi de prétexte à une diminution des dépenses. Dans cette logique, la société civile (associations, familles, citoyens) est appelée à se mobiliser pour compenser l’amaigrissement de l’État social au nom de l’« autonomie » et de la « responsabilisation », voire de la démocratie locale. Il s’agit cependant d’une politique hypocrite dans la mesure où les décideurs politiques et administratifs ne se sont pas donné les moyens d’organiser l’amont et l’aval de l’hôpital pour faire face au transfert d’activité. Prenons un seul exemple, celui de l’hospitalisation à domicile. Le domicile pose un certain nombre de problèmes, de nature juridique (ce qui renvoie à la question délicate de l’intimité), clinique (on ne soigne pas à domicile comme on soigne en institution), mais surtout sociale : le terme « domicile » n’a évidemment pas le même sens pour une personne âgée et/ou précaire et isolée, et pour une personne socialement intégrée vivant dans un logement spacieux. Les plus fragiles sont donc potentiellement les premières victimes du « virage ambulatoire ». En revanche, le mécanisme budgétaire est, lui, limpide : le transfert d’activité de l’hôpital vers l’ambulatoire se traduit par une privatisation rampante au détriment des familles, tenues de prendre le relais à titre gracieux, et/ou par un transfert de charges de la Sécurité sociale vers les collectivités territoriales, qui financent en partie le médico-social. Le énième Plan santé, « Ma santé 2022 », lancé en octobre 2018 avec force communication par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, semble avoir enfin pris la mesure de l’impasse du modèle de « l’hôpital-entreprise » : il reconnaît les effets pervers de la tarification à l’activité (T2A) et, surtout, l’inanité qui consiste à réformer l’hôpital sans considération pour son environnement professionnel et institutionnel. Hélas, il y a fort à craindre que les bonnes intentions ne se heurtent à l’ordre budgétaire et que les investissements qu’il faudrait consentir pour réussir ce fameux virage ambulatoire ne soient pas à la hauteur.
[…] Aujourd’hui, les conditions de travail dans la fonction publique hospitalière (FPH) font partie des plus pénibles et des plus dégradées que connaissent les salariés, y compris par rapport à celles des travailleurs du bâtiment, souvent présentées comme particulièrement éprouvantes – ce que reconnaît la Haute Autorité de santé. […] De fait, les travailleurs hospitaliers ont ceci de spécifique qu’ils déclarent constater depuis 1998 une accentuation des contraintes de rythme de travail, quand, entre 1998 et 2005, l’enquête Conditions de travail de la Dares mettait en évidence une pause dans l’intensification d’un point de vue général. Quelques chiffres issus des derniers résultats de cette enquête sont évocateurs. En 2016, près de 60% des agents de la FPH disent devoir toujours ou souvent se dépêcher. Si ce chiffre diminue ces dernières années, il reste supérieur de 17 points à celui de l’ensemble des salariés de la fonction publique, et de plus de 13 points par rapport aux salariés du privé. […] En 2016, 78,8 % des agents de la FPH déclarent devoir fréquemment interrompre une tâche pour une autre non prévue, soit une augmentation de 5,3 points par rapport à 2005 (et de 0,7 point par rapport à 2013), tandis que la part de ceux qui affirment ne pas pouvoir quitter leur travail des yeux s’élève à 47,3 % en 2016, soit une hausse de 3,6 points par rapport à 2013 et de 10,3 points par rapport à 2005. […] Les études montrent également que les conditions de travail éclairent pour une large part les absences au travail – particulièrement nombreuses à l’hôpital – et les intentions ou décisions des soignants de quitter la profession (cette intention est quatre fois plus élevée quand la qualité du travail d’équipe est mauvaise ; et par ailleurs un tiers des infirmières ne finissent pas leur carrière et un quart des étudiants infirmiers ne terminent pas leurs études).
En bonus, un excellent article du site « le vent se lève » : « La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la sécurité sociale »
Et encore : un excellent article du site Bastamag : « Comment les soins en ambulatoire favorisent le secteur privé plutôt que l’hôpital public. »