À lire : L’Hôpital, une nouvelle industrie, le langage comme symptôme
De Stéphane VELUT édition TRACTS / Gallimard N° 12
« Tenter de soustraire au maximum le facteur humain, du système hospitalier, c’est prendre le risque que ce système s’effondre. Il faudra quand même, un jour, se demander si c’est bien .»
Stéphane Velut présente en quelques pages comment et pourquoi les chiffres ont remplacé le sens, et le métalangage, les mots simples et concrets.
Neuro chirurgien, chef de service de neurochirurgie du CHU de Tours, Stéphane Velut est un des premiers à donner « sa démission administrative » pour protester contre le manque de moyens à l’hôpital public.
Il analyse ici l’évolution rapide de l’hôpital public. Le « pouvoir » du médecin, basé sur sa compétence, son savoir technique, son savoir relationnel avec le patient, va progressivement passer entre les mains de l’administration devenue gestionnaire.
Comment et pourquoi ?
S’il n’est pas simple pour un gestionnaire d’avoir l’aval sur le spécialiste, il va devoir passer par le soutien de cabinets de « consulting » dont le métier est le langage. Comment remplacer la maîtrise du corps et la psychologie du patient que possède le médecin par une compétence gestionnaire et managériale ?
Il est vrai que la santé prend un poids important dans l’économie, elle se spécialise, se dote d’équipements de plus en plus onéreux. Les patients sont devenus de plus en plus consommateurs de soins, les médecins ont prescrit à tout va, il fallait donc pour le politique mettre un point d’arrêt, ou du moins limiter la dépense.
Électoralement, il est difficile de faire passer la pilule. Le politique « s’est déchargé » sur les spécialistes en management et c’est ce qui est à l’œuvre depuis le début de ce 21e siècle.
Un exemple du langage utilisé : « Tout en restant dans une démarche d’excellence, il fallait désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux. »
Ainsi donc le patient alité à l’hôpital constitue « un stock », comme tout gestionnaire de magasin ou d’usine sait, un stock ça coûte. Il faut donc le transformer en « flux » autrement dit le patient on l’accueille le matin et le soir il rentre à la maison. Se pose t-on la question de savoir comment se passe son retour à la maison, s’il est seul ou pas, s’il sait à qui s’adresser en cas de douleur, etc. ? Égalité de chacun face au soin ? Mais ce n’est pas le sujet, restons sur le langage.
« Démarche d’excellence », on ne parle pas comme ça dans la vie. « questionner les enjeux », « articuler les ambitions », « définir les leviers d’animation des équipes » … ce métalangage a pour objet de dévitaliser les mots , les rendre interchangeables et incompréhensibles pour qui a autre chose à faire comme soigner par exemple. Progressivement le glissement s’effectue sans heurt, par anesthésie douce. « Déconnecter les mots de la chose, inhiber le langage jusqu’au politiquement correct est devenu pandémique ».
Stéphane Velut s’attache à décrypter ce phénomène qui l’a d’ailleurs endormi pendant de longues années, jusqu’à un réveil brutal lié au trop plein et à la conscience que le sens de son travail lui a échappé.
Les soignants ont vu passer progressivement leur temps à remplir des tableaux afin de rendre compte au gestionnaire l’application de son management. « Assez vite, le corps soignant, trop occupé par son activité, chercha à éviter l’épuisement de la résistance ». Le numérique, pour le recueil exhaustif des données, s’accorde mal avec le cœur artisanal, vital du système. Le soin, activité humaine particulièrement chronophage, est incompatible avec les modèles standardisés, la multiplication des logiciels.» Au total sur 24 heures travaillées, 10 le sont sur ordinateur !!
Dès lors que le lien entre le soignant et le patient s’atténue, se distend, il est beaucoup plus simple de réduire l’acte de soin à une prestation. Le médecin devient un prestataire, il peut être interchangeable. Que deviennent dans ce schéma les équipes soignantes ? Par contre on peut calculer, ce qui est nécessaire pour mettre en œuvre la Tarification à l’Acte (T2A). Les hôpitaux sont payés en fonction des actes réalisés et non plus dotés d’une enveloppe. Comment concilier « la santé est inestimable » et « la santé est coûteuse » ? C’est impossible, donc il faut lui donner un prix, car si c’est inestimable, en terme économique, ça ne vaut rien ! Ainsi on peut mettre les établissements en concurrence. La privatisation peut se développer. Les personnels de l’hôpital public moins bien payés, soumis à un management de plus en plus délirant et absurde quittent en masse pour le privé ou pour devenir des « mercenaires » de la santé.
Deux injonctions contradictoires se font jour : « soigner rentable et soigner vite ».
Tout ceci se passe quasiment en silence, dans une inconscience du moins pour le public et la plupart des politiques.
Pourtant il devrait nous éveiller, ce modèle industriel, car c’est ainsi qu’il faut le nommer, avec ses urgences remplies, ces malades encombrants les couloirs, ces personnes de retour à domicile en souffrance, ces personnels soignants en burn out… Ces quelques pages apportent des éclairages indispensables à la compréhension de notre système de santé et du mal qui le ronge.
Alain Rault